L’image vidée
Par Carmen Pardo Salgado
Je vois
J’entends
Je vois, j’entends
Je vois,
j’entends ; je vois, j’entends ; je vois, j’entends…
Mais, au vrai, qu’est que je peux voir et entendre ? Des images dans
mes yeux ? Des sons dans mes oreilles ? Des images et des sons dans ma tête
? Comment distinguer les « objets » de « ma » perception
puisque je suis moi-même remplie de tous les « objets »
qui m’entourent. En l’occurrence, ces « objets » peuvent
provenir de n’importe quel environnement, par exemple
d’une grande ville européenne peuplée d’images et
de sons hétéroclites qui m’envahissent quand bien même
je ne les ai presque pas perçus.
Voila en résumé les questions que l’on est amené
d’emblée à se poser en regardant et en écoutant
les animations qui nous sont proposées par Evi Kalessis. Ces animations
interrogent précisément notre perception d’un environnement
qui est saturé d’images et de sons, une saturation portée
à son comble dans des produits audiovisuels et publicitaires qui nous
regardent bien davantage que nous ne les regardons.
Effectivement, la perception des images et des sons est tellement encombrée
dans notre univers médiatique que, pour se protéger, le spectateur
quitte sa position perceptive et s’abandonne à la distraction.
Néanmoins, cette mutation de la perception en distraction peut, à
terme, déboucher aussi sur une (ré)ouverture à la sensibilité,
solliciter à nouveau les sens réintroduire la perception et
mobiliser les consciences.
Dans ce cas, comment l’œuvre d’art peut - elle renverser
l’abandon de la perception au profit de la sensation et « ramener
à lui » le spectateur ? Evi Kalessis, par ses animations, avance
une réponse claire à cette question :
il faut choquer le spectateur. Ainsi, à l’immersion subie que
supposent les images qui nous entourent, l’artiste oppose une autre
immersion, plus réelle et non médiatisée.
Sa série intitulée Vanités, Vanités Incorrectes
I, III et Still Life place le spectateur face à des images de ruine
et de mort. Le lent défilement des images qui se déplacent sur
l’écran, permet d’assister à une sorte de narrativité
qui semble osciller entre la figuration et l’abstraction. La disparition
du cadre dans Vanités Incorrectes III ou, l’apparition dans un
coin de l’écran d’une ombre qui disparaît puis réapparaît
au rythme d’une pulsation, dans
Incorrect Vanity I, semble vouloir produire une image d’abord indécise
qui place le spectateur dans un état de tension qui aiguise son regard.
Il lui faut faire attention à cette oscillation qui mêle figuration
et abstraction car il devient de plus en plus indispensable d’ouvrir
les yeux, de libérer la pupille pour voir...
Dans ces animations, le son participe à la création d’une
ambiance où son et image sont intimement liés. Les liaisons
entre sons et images adoptent des formes différentes : des sons qui
précédent et annoncent l’image, comme dans The Quiet Woman,
ou bien des sons qui créent des contrepoints aux images dans Vanités
I et III. Des rafales de sons, des silences, des murmures, des voix déformées,
viennent accentuer une atmosphère sonore qui veut aiguillonner tout
autant le regard que l’écoute. Le spectateur est imprégné
des sons qui semblent ouvrir l’espace à la pénétration
des images.
Si, dans la vie quotidienne, la profusion d’images fini par s’évanouir
dans la distraction, la fonction sociale de l’art - lorsque l’on
veut bien l’accepter ! - est de rétablir le choc pour laisser
l’espace à l’appréhension des images et des sons.
L’immersion proposée par l’artiste avec son détournement
d’images connues a pour objet la sortie de l’immersion passive
habituelle. Ce faisant, Evi Kalessis se rapproche de la démarche de
Walter Benjamin. En effet, pour Benjamin la notion de choc correspond à
l’état général de la vie moderne que l’on
ne peut supporter qu’en transformant la perception en distraction, opération
qui devient, pour le philosophe, un moyen d’adaptation aux changements
de la société. En croisant les chemins de Sigmund Freud et de
Paul Valéry,
Benjamin met le choc en rapport avec le système perception-conscience
qui est précisément chargé de l’amortir avant qu’il
ne parvienne à la conscience. Mais ce fonctionnement défensif
est aussi ce qui permet par la suite d’élaborer des mécanismes
actifs qui permettront au sujet de s’approprier à nouveau le
monde.
Il faut sentir à nouveau, faire à nouveau l’expérience
du voir et de l’entendre dans notre époque où la distraction
se substitue au choc. De fait, Evi Kalessis veut nous ramener de la distraction
au choc, comme quand elle nous place face à The Quiet Woman, dans une
scène occupée par des objets de la vie quotidienne (et en fin
de cycle). Parmi ces objets, attire particulièrement l’attention
la seule machine qui paraît animée : une machine à laver.
À l’intérieur de cette machine en mouvement, l’on
peut voir une
« femme ? » une « poupée ? » qui se livre à
un monologue. La femme tranquille. La femme « image » dans sa
machine à laver.
Tandis que les images et les sons de la vie quotidienne sont
réduits à des figures de la consommation et finissent par être
vidées de leur signifiant au point de ne plus être perceptibles,
la violence de l’immersion que propose Evi Kalessis essaye de les «
remplir » à nouveau. Après l’expérience des
animations que l’artiste nous
propose, peut-être un jour pourra-t-on sortir dans la rue et la
traverser en ne faisant plus comme les trois singes de la sagesse :
« Je ne vois ce qu’il ne faut pas voir.
Je n’entends ce qu’il ne faut pas entendre.
Je ne dis ce qu’il ne faut pas dire. »
Car maintenant :
Je Vois, J’Entends.
Carmen Pardo Salgado,
Philosophe, musicologue, Universitat de Girona, Espagne